Yannis Lantheaume Avocat
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Kafka en préfecture du Rhône

Droit des étrangers

Franz KAFKA, austro-hongrois mort à l'âge de 40 ans, est l'un des écrivains majeurs du siècle dernier.


Pour les juristes (notamment…) qui ne l’auraient pas encore lu, précipitez-vous sur « Le procès », incroyable histoire d'un individu inculpé qui ignorera jusqu’au bout de quoi on l'accuse et ne verra jamais ses juges.

 

Le patronyme de l’illustre auteur a également donné naissance à une expression : une situation « kafkaïenne ».

 

Cet adjectif, « évoque l'atmosphère sinistre, absurde, dérisoire des œuvres de Kafka » selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL qui, au passage, est le seul dictionnaire vraiment sérieux et complet accessible en ligne, les autres étant truffés de publicités invasives).

 

C'est bien de situation « kafkaïenne » dont il est fréquemment question pour les ressortissants étrangers confrontés aux préfectures dont ils dépendent.


Deux exemples récents de clients du cabinet permettent d'illustrer la folie de l'administration à l'œuvre.

 

Voyons donc la situation de Monsieur F. et de Monsieur K.

 

***


Monsieur F.

 

Monsieur F. est un ressortissant indien qui a toujours séjourné régulièrement sur le territoire français.


D'un très haut niveau de qualification, il travaille au sein d'une entreprise de premier plan, qui plus est sur des sujets hautement sensibles liés à la sécurité.


Il bénéficie d'une carte de séjour pluriannuelle de quatre ans mention «salarié ».


Puisqu'il en remplit toutes les conditions, il sollicite en juin 2023 la délivrance d'une carte de résident longue-durée UE (art.L. 426-17 du CESEDA).

 

Depuis lors, la préfecture du Rhône ne lui remet que des récépissés de sa demande, renouvelés tous les trois mois, avec bien souvent des ruptures entre deux récépissés, ce qui fait basculer l'intéressé en situation irrégulière et lui pose des difficultés avec son employeur.


Cette situation est incompréhensible pour Monsieur F., ce d'autant qu'aucune pièce complémentaire ne lui est demandée par l'administration.

 

Il décide toutefois de patienter (quel ressortissant français attendrait presqu’un an que sa demande de carte nationale d'identité soit traitée par l'administration ? 🫢).


Sauf que parallèlement, il a également formulé une demande de regroupement familial, afin que son épouse, indienne également, puisse le rejoindre sur le territoire français.

 

Là aussi, il remplit amplement les conditions pour obtenir le bénéfice du regroupement familial.


Quand il se renseigne sur les délais de traitement de cette demande de regroupement familial (déposée fin 2022…), la préfecture du Rhône lui répond qu'elle ne peut pas prendre une décision favorable car Monsieur n'a… que des récépissés et non une carte de séjour !

 

Ainsi, pour traiter sa demande de regroupement familial, la préfecture du Rhône lui demande d'attendre que la préfecture du Rhône lui délivre sa carte de résident…😵‍💫

 

Heureusement qu’on ne lui dit pas que pour obtenir sa carte de résident il doit attendre que sa demande de regroupement familial aboutisse !

 

On peut en rire mais en réalité cela n’a rien de drôle car il n’est pas certain que Monsieur F. reste en France, cette incurie administrative lui pesant lourdement (➡️ la vie de couple à 8 000 km de distance pendant plus d’un an ça tente quelqu’un ?).


Il est certain qu'un autre pays plus accueillant (et davantage conscient de ses intérêts…) lui donnera l'occasion d'exploiter pleinement ses compétences professionnelles rares et convoitées.


Ce sera une belle perte pour l'économie française, on peut donc remercier la préfecture du Rhône pour cela !

 

 

Monsieur K.

 

Monsieur K. est un ressortissant algérien qui a déjà séjourné en France dans les années 2010 comme étudiant, et y avait obtenu un diplôme bac+5.


Il est ensuite retourné en Algérie, pays dans lequel il a travaillé comme enseignant pendant une dizaine d'années.


Il se marie en 2023 avec une ressortissante française, et il arrive donc en France avec un visa « famille de français » à l’été 2023.

 

En homme avisé, il formule sa demande de titre de séjour sur le site de l’ANEF (les demandes de titre « vie privée et familiale » s’effectuant sur cette plate-forme depuis un arrêté du 31 mars 2023) à peine deux jours après son arrivée sur le sol français.


7 mois plus tard, sa demande n'a pas été traitée, il n'a toujours pas la moindre attestation de prolongation d'instruction (pourtant de droit, en vertu des dispositions de l'article R. 431-15-1 du CESEDA), il séjourne donc irrégulièrement sur le sol français, il n'a pas le droit de travailler, il a dû payer lui-même des frais de santé, et, quand il contacte la préfecture, un bot informatique lui répond invariablement « votre dossier est en cours d'instruction ».


Encore mieux : enseignant de profession, le rectorat souhaite ardemment lui proposer un poste dans un domaine dans lequel il y a d'énormes problèmes de recrutement.


Aussi, le rectorat formule-t-il une demande d'autorisation de travail sur le site de l'ANEF, afin d'embaucher rapidement Monsieur K.


Mais cette demande d'autorisation de travail est rejetée par l'administration au motif que Monsieur… n'a pas de récépissé l'autorisant à travailler !


Mais justement, il n'attend que d'avoir le droit de travailler, ne serait-ce que de manière temporaire avec une attestation de prolongation d'instruction, la préfecture du Rhône lui ayant par ailleurs récemment répondu par courrier que son dossier « ne fai[sai]t état d’aucune difficulté particulière », et qu'il suffisait d'attendre 😒…


Monsieur K. a formulé une demande indemnitaire tendant à la réparation des préjudices subis, c'est-à-dire les pertes de salaire et le trouble dans les conditions d'existence.


Aussi, d'ici environ deux ans, le tribunal administratif de Lyon condamnera très probablement l'État à lui verser les salaires qu'il aurait dû percevoir comme enseignant, si le rectorat avait pu l'embaucher.


Bilan, cela va coûter des milliers d'euros à l'État, et l'administration est perdante à tous les niveaux puisque :

 

-       Elle ne peut pourvoir un poste vacant d'enseignant qui pourrait pourtant être occupé dès maintenant par Monsieur K.

-       Des élèves se retrouvent sans enseignant

-       Les finances publiques pâtiront des condamnations financières que le tribunal prononcera à l'encontre de l'État

 

Et s’il n’y avait que l'argent, encore…


Mais au-delà de ça, ce sont des situations humaines qui sont en jeu, c’est du «réel », comme chanterait Kery James.


Le réel a sinistrement frappé à la porte de Monsieur K. il y a quelques jours : son père est décédé début mars en Algérie, et faute de document l'autorisant à franchir les frontières Monsieur K. n'a pu assister aux funérailles de ce dernier et aller se recueillir sur sa tombe.

 

Quel est le sens de tout ça ?

 

Kafka aurait sans doute répondu : « Les questions qui ne se donnent pas de réponse elles-mêmes en naissant n'obtiennent jamais de réponse ».

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